NEUVIÈMES ENTRETIENS DU CENTRE JACQUES CARTIER : "LES NOUVEAUX LIEUX CULTURELS"
PHILIPPE GROMBEER, 1996


Neuvièmes entretiens du Centre Jacques Cartier
"Les nouveaux Lieux Culturels"

Montréal. Octobre 1996

Trans Europe Halles : nouvelle génération de Centres Culturels
Par Philippe Grombeer
Animateur-directeur du Centre Culturel Halles de Shaerbeek à Bruxelles
Réseau Trans Europe Halles


J’exerce des responsabilités d’animateur culturel depuis 28 ans au cœur de cette génération de nouveaux lieux culturels et tant au niveau de mon expérience bruxelloise (le centre culturel Halles de Shaerbeek) que de celle européenne (le réseau Trans Europe Halles) je n’ai rencontré de la part des collectivités locales, territoriales et des autorités européennes que des attitudes hostiles, réticentes, prudentes et parfois bienveillantes dans le meilleur des cas. Ma participation à ce débat semblait donc anachronique. Mais la généreuse insistance de l’équipe du Centre Jacques Cartier et de l’attrait de la découverte de Montréal m’ont séduit et forcé à " penser positivement " ce grand enjeu.
" Penso positivo ", c’était le tube du rappeur italien Jovanotti qui fut la vedette de notre septième festival des musiques métissées intitulé Couleur Café et organisé sur un superbe site industriel le long du canal à Bruxelles (les anciennes douanes de " Tour et Taxis "). Car Bruxelles est non seulement la capitale de la Belgique et de l’Europe, le carrefour de nos deux grandes communautés (flamande et francophone) mais aussi une ville multiculturelle.
Et les lieux que nous avons récupérés pour l’action culturelle sont aussi des croisements entre une architecture industrielles et des projets culturels novateurs, entre des publics et de multiples partenaires-utilisateurs, entre des projets socioculturels et des interventions artistiques, entre des initiatives citoyennes et des soutiens publics...
Mon parcours professionnel est étroitement lié à cette " réhabilitation " d’espaces. Au sortir de l’université je suis devenu l’animateur culturel d’une maison de jeunes située dans une ancienne ferme de style " brabançon " (grande bâtisse en carré qui entoure une vaste cour) à Bruxelles. C’était en 1968 –cette symbolique m’a poursuivi sans cesse- et, inspiré par la contre-culture vécue à Amsterdam et Londres,nous avions développé une programmation réellement alternative. Trois ans plus tard, l’appel du service militaire m’a poussé à quitter le pays pour participer à " l’utopie socialiste " du système algérien en pleine révolution agraire. Avec des militants de la cause tiers-mondiste, issus de tous les coins de la planète, nous avons investi un ancien Centre de la Formation Professionnelle pour Adultes des années 50, situé à Mostaganem, pour lancer une école " révolutionnaire " de techniciens topographes susceptibles de calculer et mesurer les centaines de milliers d’hectares à répartir parmi les petits fellahs (paysans).
Et enfin au retour d’Algérie en 1974, j’ai accepté le pari de réinvestir par l’action culturelle un ancien marché couvert (1968) installé en plein quartier populaire au nord-est du cœur de Bruxelles, superbe témoignage d’une architecture industrielle qui flirte avec les prémisses de l’art nouveau. Ainsi naissaient les Halles de Shaerbeek, Centre culturel indépendant, " maison des causes peu communes et sans frontières ".

Curieusement ces trois expériences (maison des jeunes, école technique, Centre culturel) situés dans des espaces architecturaux au passé intense (une ferme " urbaine ", un centre de formation, un marché couvert) et développant un processus novateur et créatif se sont heurtés à l’incompréhension, aux obstacles, à l’extrême méfiance des pouvoirs publics. A tel point que la ferme V (la maison des Jeunes " alternatives ") a été fermée puis démolie par les autorités locales ; que l’Ecole du Cadastre a été réquisitionnée par l’armée algérienne afin de la contrôler et que les Halles de Shaerbeek ont été confrontées à 13 ministres successifs en charge de la culture avant d’être rénovées !.
Un sacré parcours de méfiance et de dialogues délicats avec les partenaires publics. Parcours similaire que tous les membres du réseau Trans Europe halles ont vécu ou continuent à vivre.

Le marché des cultures du monde

En 1972, la petite équipe d’un théâtre de diffusion (Théâtre 140) redécouvre l’ancien " Marché couvert Sainte-Marie " en plein abandon et décide de lui redonner vie grâce au souffle de la mouvance post 68. Dès 1974 une initiative citoyenne se met en place ouverte au quartier (enfants, populations immigrées, écoles, associations), à la région (jeunes créateurs et vie associative) et au monde (accueil de spectacles d’avant-garde).
Les Halles deviennent une plate-forme de la société civile en pleine effervescence (mouvements alternatifs, tiers-mondistes, féministes, écologiques, de quartiers...). Lieu-carrefour de publics différents, de projets socioculturels et artistiques très variés, d’une dimension tant locale qu’internationale, les Halles ont traversé deux décennies à la rencontre d’une multitude de partenaires pour participer au destin d’une démocratie culturelle.
Dans le même temps nous étions en négociation permanente avec les pouvoirs publics –tant locaux que régionaux et nationaux- afin de les persuader de la pertinence de notre démarche.
Une structure juridique, inspirée d’un cadre légal conçu par le Ministère de la Culture de la Communauté française de Belgique pour les Centres culturels, était mise en place dès 1977 : l’association sans but lucratif, Halles de Shaerbeek. Elle instituait le dialogue entre représentants de la société civile et délégués des pouvoirs publics.
Pourtant les résultats du dialogue étaient bien fragiles après dix ans d’action culturelle et de tentative de sauvetage et de rénovation de l’ancien marché couvert.
Désabusés et énervés par cette impasse nous avons invité nos " cousins d’europe " en mars 1983 pour échanger face à la presse et à notre public, expériences, idées, projets.
Ainsi est né Trans Europe Halles, réseau informel et européen de Centres culturels indépendants.

Un souffle européen pour les friches industrielles

Une affinité commune et spontanée a stimulé les Centres culturels, contactés à l’origine, à développer un esprit de réseau car les Centres membres du réseau, partagent une similitude de démarche :
- l’initiative est privée et citoyenne, car ce sont des créateurs et/ou des acteurs culturels à l’origine des projets ;
- la réappropriation d’architectures témoins d’une époque marchande ou industrielle ;
- le non interventionnisme des pouvoirs publics tant dans la programmation que dans l’administration des Centres ;
- l’ouverture à toutes les formes d’expressions artistiques et transversales, ainsi qu’aux projets de proximité qui accentuent l’insertion de chaque Centre dans son environnement socio-politique ;
- l’importance du soutien aux jeunes créateurs tant locaux qu’internationaux ;
- la prise en compte des minorités et des communications inter-générationnelles ;
- la convivialité des modes de fonctionnement et de communication qui encourage les initiatives créatives personnelles.

Tous ces bâtiments (usines, entrepôts, abattoir, marché couvert, fortifications...) sont marqués par la polyvalence des espaces qui permet une utilisation par étape ou évolutive : on investit peu à peu le bâtiment selon les moyens disponibles, on casse les murs, on modifie l’architecture... Si une conscience " patrimoniale " n’existait pas à la base des responsables de ces Centres, ceux-ci reconnaissent le rôle socio-économique qu’ont joué ces architectures dans le passé. Mais au-delà de ces critères communs, les membres de Trans Europe Halles trouvent leur réelle dynamique dans la diversité des contextes, histoires et activités. Certains sont nés dans la mouvance de mai 68, d’autres sont apparus au début des années 90 ; certains ont une situation de monopole dans leur ville/région, d’autres sont confrontés à une importante concurrence ; certains sont sérieusement soutenus par des fonds publics, d’autres fonctionnent essentiellement sur fonds propres ; certains accordent une importance non négligeable au développement communautaire, d’autres privilégient les jeunes créateurs...
Ainsi, depuis 1983, les Centres culturels du réseau, avec leur " délégué T.E.H. " et certains membres de leurs équipes, se retrouvent au moins deux fois par an, chaque fois dans un Centre différent, afin d’y découvrir les réalités culturelles locales, d’aborder des thématiques communes au fonctionnement des Centres, d’échanger des informations, d’amorcer des coopérations, d’affirmer des solidarités, de réfléchir aux politiques culturelles européennes.
Pendant 11 ans le réseau était totalement informel, reposant uniquement sur la bonne volonté des membres. Depuis 1984, grâce à un subside dérisoire accordé dans le cadre du programme Kaléà¯doscope de l’Union européenne, le réseau peut financer le travail d’une coordinatrice basée à Paris. Celle-ci assure une meilleure communication entre les Centres, une représentation du réseau vers l’extérieur, une recherche permanent de financement pour dépasser la simple survie du secrétariat, la réalisation d’un projet en commun. Ainsi dans un mois tout le réseau se retrouvera à Copenhague pour présenter, en un week-end, les résultats artistiques d’un long processus intitulé Phoenix Project et qui rassemblera des artistes, des intellectuels, des jeunes et des responsables de certains Centres autour du thème " le temps et le travail ".
A travers cette initiative le réseau veut affirmer sa capacité de coopération sur un projet commun et son rôle de plate-forme de réflexion. Car même si les " acteurs " principaux du réseau sont des gens du terrain, des " penseurs ", il est significatif que Trans Europe Halles ne possède pas un texte fondateur, plus philosophique ; il ressort des rencontres, des échanges, des coopérations, certaines lignes de convergences : la notion d’indépendance face au monde politique et au totalitarisme du marché ; la volonté d’offrir " une scène " aux disciplines diverses et aux expressions en émergences ; l’importance de la pluridisciplinarité ; la participation aux débats sur l’Europe de cultures.
Le besoin du réseau, c’est aussi le moyen d’échapper à l’ethnocentrisme, " d’aérer les esprits ", de comparer les pratiques. Chaque Centre membre de Trans Europe Halles tissait des relations diverses avec des partenaires en Europe et l’existence du réseau a renforcé cette démarche. Une véritable interconnexion s’est créée entre réseaux culturels européens. Ainsi plusieurs de Trans Europe Halles font partie de l’Informal European Theatre Meeting (qui regroupe plus de 300 membres dans le domaine des arts de la scène et dont la dernière assemblée générale s’est déroulée le week-end dernier à Wien).
D’autre part, Trans Europe Halles participe activement au Forum des Réseaux Culturels Européens (initié par le Conseil de l’Europe) et au Forum Européen pour les Arts et le Patrimoine, sans oublier les contacts réguliers avec les Pépinières Européennes pour Jeunes Artistes et le Forum européen des festivals de musiques du monde.
Cette option " trans-européenne " se développe et se renforce dans le même temps que nous rencontrons une multitude d’obstacles, d’incompréhensions auprès des pouvoirs publics susceptibles de soutenir notre démarche. Une forteresse administrative et normative s’est instaurée rendant le financement de notre aventure commune et de nos actions extrêmement difficile, voire plus souvent impossible. Nos collectivités territoriales (locales, régionales ou nationales) nous renvoient systématiquement auprès des autorités intergouvernementales (Conseil de l’Europe et Union Européenne) lorsqu’il s’agit du fonctionnement de notre minuscule structure.
Et si le Conseil de l’Europe n’a pas les moyens pour nous soutenir, l’Union Européenne ressemble toujours plus à un dédale bureaucratique créateur de règles contraignantes et changeantes qui obligent les porteurs de projets à un très grand investissement pour franchir ces barrages. Les réseaux et Trans Europe Halles en particulier n’ont ni les moyens, ni le temps d’effectuer ce lobbying.
C’est pourquoi –revenons à cette " pensée positive "- nous voulons poursuivre ce travail fédérateur de réflexion et d’action tant avec le Conseil de l’Europe (via les Forums des Réseaux) que vis-à -vis de l’Union Européenne (via le F.E.A.P.).

Conclusion provisoire

Le choix d’une démarche culturelle indépendante dans des espaces " récupérés " suscite immanquablement un rapport souvent difficile entre société civile (les animateurs de ces Centres culturels) et des pouvoirs publics.
Ces nouveaux lieux culturels constituent un pari de plus dans le développement d’une démocratie culturelle. Ils sont porteurs d’émergences sociales et artistiques, révélateurs de nouveaux imaginaires, fondateurs de rencontres plurielles et internationales.

Mis à jour le mardi 6 octobre 2009