PONTEMPEYRAT > REGARDS ET MOUVEMENTS > SUR LE FIL DE L'EXPÉRIENCE - FRANÇOISE KAYSER


L’Hostellerie de l’Ance possède la longue histoire d’une bâtisse solidement ancrée en terre auvergnate. A mille mètres d’altitude, au bord de l’Ance, rivière qui serpente à la lisière de deux départements (Loire et Haute-Loire) et de deux régions (Rhône-Alpes et Auvergne), elle a été moulin, scierie, puis hôtel-restaurant... La voici fabrique d’un genre inédit : un " lieu sédentaire pour nomades ", comme aime à le définir l’inspirateur du projet, Alexandre del Pérugia, qui y imprime sa marque au tournant du troisième millénaire.

A priori, Pontempeyrat, petit village du Forez, paraît à des années-lumière des lieux urbains. Comme dans bien des villages de la vieille France rurale, nos automobiles pressées ne perçoivent de sa traversée que la rugosité des pierres et la faible présence des hommes. Mais ici, il se passe souvent quelque chose à l’Hostellerie, qui agit comme un aimant sur beaucoup de " nomades " urbains : stagiaires professionnels ou amateurs, artistes reconnus ou débutants, circassiens, comédiens, musiciens, techniciens, en résidence ou de passage, amis...

Quand surgissent les larges pans du toit de L’Hostellerie, à l’orée d’une clairière, on est déjà tombé sous son charme ambigu. Tout près, sur le flanc Est au-dessus du bief, s’étire le campement des caravanes et des roulottes. La bâtisse elle-màªme, solidement arrimée à sa terre et à la rivière à l’ouest, laisse présager un accueil chaleureux ; à commencer par la salle commune, assortie d’une cheminée monumentale et d’une cuisine qu’on pressent conviviale. Zohr règne sans partage sur les fourneaux, alliant avec grâce la soupe de légumes de chez nous au tajine marocain de chez elle. Aux beaux jours, deux chapiteaux ajoutent leur touche colorée au décor. Une deuxième salle de répétition vient d’àªtre aménagée dans les granges, ainsi que des " boxes " à chevaux à l’entrée de l’Hostellerie.


Mais qu’allait-il faire au fond de cette vallée ?

Lorsque Alexandre del Pérugia découvrit le lieu, en 1994, tout était à faire. L’ancien restaurant avait été " squatté ", les granges, abandonnées depuis longtemps. Mais qu’allait-il faire au fond de cette vallée ? Avant que l’Hostellerie ne fonctionne comme lieu d’accueil pour stagiaires (amateurs, professionnels, adultes, enfants...) et de résidence pour jeunes compagnies, il a fallu s’armer de patience, voire d’obstination, et dépenser beaucoup d’énergie. à€ deux ou trois - ou dix, ou vingt - selon les périodes.

En cette fin d’année 2002, il faut encore et encore beaucoup d’énergie pour faire fonctionner l’association Regards et Mouvements, gérer les multiples activités menées ici ou ailleurs, chercher de nouveaux financements nécessaires à la rénovation de l’Hostellerie (qui se poursuit aussi sous forme d’échanges de services avec des stagiaires), tout en gardant le fil de la toile du projet protéiforme voulu par Alexandre del Pérugia et ses amis.

Les moments de découragement alternent avec la fièvre des rencontres artistiques et des stages. Au bout de huit années de fonctionnement, certains permanents (emplois-jeunes pour la plupart) de l’équipe de base de Regards et Mouvements se sentent " usés " par la gestion tous azimuts de ce " lieu de formation et de résidence d’artistes dans les domaines du spectacle vivant : cirque, danse et théâtre ". C’est pourquoi, alors que l’année 2002 touche à sa fin, l’activité a été mise en veilleuse, le temps de retrouver des forces vives.

Mais Alexandre del Pérugia reste confiant : à l’image de l’Hostellerie en perpétuel aménagement, le projet est en perpétuelle évolution. " Une réalité en mouvements ", précise-t-il, en veillant avec son équipe (qui devrait être renforcée prochainement) à ce que l’Hostellerie perdure, avec tout ce que cela implique d’utopies et de difficultés. Lentement, mais sà »rement, s’élaborent ici les conditions du partage d’une expérience collective, fondée sur le décloisonnement artistique, la dynamique de l’ouverture, le respect des différences.

Apprendre les portés avec les dockers de Sète

Que l’on fréquente Pontempeyrat un jour ou un mois, on se rend vite compte que la personnalité du maître des lieux joue sans doute autant sur l’attractivité de l’Hostellerie que l’environnement naturel. Alexandre del Pérugia a une façon directe, et unique, de rentrer en contact avec les personnes comme avec les techniques qu’il appréhende.

Il aurait pu être athlète de compétition, lui qui a " appris à faire des portés en travaillant avec les dockers de Sète ", en chargeant de lourds sacs de raisin. Pour tenter de cerner l’homme, il faut accepter de suivre les méandres de sa pensée - " l’homme-labyrinthe " est une image qui l’interpelle sans cesse. Il faut aussi connaître les aléas d’une vie qui l’a conduit du Maroc de son enfance jusqu’à Paris, dans les années 1990. Avec l’acteur Niels Arestrup, il fait fonctionner l’école du Passage durant dix ans, travaillant sans relâche pour que l’école soit le lieu des différences, " en restant dans le doute, pour que jamais la certitude ne s’installe ".

Entre ces deux pôles, Paris et le Maroc, toute la vie d’Alexandre del Pérugia, soit quarante et quelques années, s’est déroulée sous le signe de l’écoute, de l’expérience physique et mentale à reformuler sans cesse, bref d’une pédagogie ouverte arrimée sur la passion du jeu. " Le jeu est devenu ma passion, mon enjeu et mon travail ", écrit-il en préambule du projet de l’association Regards et Mouvements. Il a croisé la route d’Antoine Vitez - " ce que j’ai appris de lui, au cours d’une courte conversation en tête-à -tête, m’a marqué à jamais ", dit-il. Bien d’autres rencontres - Denis Lavant, François Cervantès, Régine Chopinot, pour ne citer que les plus connus - lui ont donné l’occasion de travailler sur le jeu, le corps, la concentration ouverte sur l’espace, la relation entre l’immobilité et le mouvement.

Alexandre voudrait organiser un stage de " maçonnerie, voltige équestre et portés acrobatiques ", dit-il sans rire. Il se moque des étiquettes dont s’affublent certains " artistes autoproclamés ", frais émoulus d’une école où ils n’ont guère appris autre chose que des recettes. " J’ai récemment rencontré des jeunes issus d’une école de cirque qui ne savaient pas - et ne voulaient pas - monter le chapiteau ! ". Le discours n’est pas tendre, s’agissant des pédagogues, " formateurs formatant "...

" Le plus beau mouvement est selon moi lié à l’immobilité ", affirme-t-il. Alexandre del Pérugia a le sens de la formule et du verbe contradictoire. Sa pédagogie, transmise et développée par toute son équipe, est liée à une réflexion faite de questionnements, de dialectique entre questionnement et écoute, prise de risques et vigilance, spatialité et sensorialité. Sa connaissance du corps et du mouvement ne se satisfait pas de la performance, mais " monter et démonter les chapiteaux est aussi nécessaire à l’acrobate que l’entraînement proprement dit ".

L’été venu, les jeunes qui participent aux tournées " hippomobiles " de Regards et Mouvements découvrent l’univers non formaté du monde circassien : vie en roulottes et donc en collectivité, travail autour du jeu, soin aux chevaux... Un apprentissage global donc, fondé sur une " pédagogie de la découverte, et non de la démonstration ".

De Pontempeyrat à Châteauvallon

Passer de Pontempeyrat à Châteauvallon (Var) permet de suivre le chemin de création et de recherche qui mène l’association Regards et Mouvements, de la pleine nature auvergnate aux cités sensibles (quatre d’entre elles, proches de Toulon, sont concernées). L’écart, là encore, paraît immense...

Comment parler " d’échange " avec des amateurs, voire des enfants inexpérimentés, comme c’est le cas ici ? N’est-ce pas là parole dans le vent ? Mais les formateurs de Regards et Mouvements ont le regard affà »té : ils enregistrent la moindre oscillation intérieure, ils en retirent leur substantifique moelle. " Faire et faire faire ", disent-ils. Tout un programme qui paraît si simple au demeurant... Alexandre del Pérugia et Karim Troussi, lui aussi formateur et acrobate, portent également un regard affà »té sur ceux qui viennent les rejoindre pour apprendre : jeunes comédiens, circassiens, danseurs, qui rêvent d’être à leurs côtés et qu’ils incitent à aller se former aussi ailleurs, " afin que chacun trouve sa règle " (du jeu théâtral ou circassien, mais aussi sa règle de vie).

Cela fait donc trois printemps successifs qu’Alexandre del Pérugia et son équipe prennent la route de Châteauvallon avec chapiteaux, acrobates et chevaux. La sensibilisation artistique concerne quatre mille enfants, adultes et adolescents. On se demande comment c’est possible, autant de monde, mais ça l’est. Il est vrai qu’à l’initiative du Centre national de diffusion culturelle (CNDC) de Châteauvallon et du Conseil général du Var, ce projet pédagogique bien ficelé bénéficie d’un budget substantiel (75.000 euros, financés par les collectivités locales et la Caisse des dépôts et consignations).

Au printemps 2000 puis 2001, les haltes de la caravane ont été soigneusement choisies : " Des chapiteaux au milieu des cités ", titrait un journal. Les enfants des centres aérés et les jeunes des quartiers en difficulté n’ont pas mis longtemps à venir s’entraîner matin et soir sur les trampolines, le trapèze ou le fil. Cette année 2002, Karim, Elsa, Assam et quelques autres acrobates (émérites ou jeunes professionnels) de Regards et Mouvements ont animé les ateliers sur le site lumineux de Châteauvallon, au milieu des pins.

Sur les chemins de traverse du spectacle vivant, le succès de cette expérience a dépassé les attentes. Elle démontre au minimum que l’exigence de qualité est tout à fait conciliable avec une méthode pédagogique fondée sur l’écoute - et non sur le passage en force. C’est cette leçon de vie, mal quantifiable, qu’on retiendra de la démarche d’Alexandre del Pérugia.

Françoise Kayser


à€ l’Hostellerie, nul n’est "simple visiteur"

Écoutons ceux qui connaissent Pontempeyrat depuis les débuts : " un lieu où l’on vit une expérience, et pas seulement un endroit où l’on suit une formation ", dit Jean Vinet, ancien directeur pédagogique des arts du cirque de Basse-Normandie, qui fait partie aujourd’hui des conseillers extérieurs de l’Hostellerie. " Alexandre veut que ce lieu soit fabriqué par tous, petit à petit ", résume Jean Vinet. " Les comédiens échangent un toit contre un coup de main à l’entretien et aux travaux. Ce n’est pas toujours facile, mais le troc est l’une des richesses du lieu ".

" Les gens qui viennent à l’Hostellerie de l’Ance ne sont pas de simples visiteurs ", affirme Sabine Tarot, l’ex-responsable de la communication de Regards et Mouvements. " Ils entrent dans le rêve d’Alexandre pour réaliser le leur à leur tour. Car Alexandre sait partager son rêve ".

Pour sa part, observe l’auteur et metteur en scène François Cervantès, " Pontempeyrat est un lieu d’hospitalité et de transmission, pas un lieu de création. C’est un endroit qui rassemble tous les espaces non liés à la production. Un lieu sans calendrier, où l’on peut échanger, partager. Un espace mental réincarné ".

Mis à jour le mercredi 26 mars 2003