" LES NOUVEAUX TERRITOIRES DE L'ART FLEURISSENT AUSSI DANS LES MÉGALOPOLES D'AFRIQUE ET D'AMÉRIQUE DU SUD " -


Les nouveaux territoires de l’art fleurissent aussi dans les mégalopoles d’Afrique et d’Amérique du Sud - Des friches dans les friches

· Brazzaville, l’artiste vit et travaille dans une boîte de nuit. · Rio, les chapiteaux s’installent dans les banlieues les plus défavorisées.

Par Franck Bitemo, Opérateur culturel, centre de ressources professionnelles pour la Culture et les Arts.

Article paru dans l’édition du 5 mars 2002 de l’Humanité



Les nouveaux territoires de l’art fêtés lors de la rencontre internationale de Marseille les 14, 15 et 16 février derniers à Marseille vivent leur mue. Consacrés en France, ils luttent pour leur survie dans de nombreux pays où l’art et l’action culturelle sont le fait d’acteurs indépendants. L’Afrique a dit le Malien Simon Njami de la Revue noire à Marseille " est une friche " : " Quand on est créateur on n’a pas besoin de s’opposer à l’art officiel, à l’État, ils n’existent pas. Le contemporain s’invente tous les jours sous forme de chaos. " Au Brésil, le paysage n’est guère différent : " Nous sommes au premier âge culturel. Le Brésil a vécu cinquante ans de croissance économique et c’est celui où il existe la pire distribution des revenus dans le monde. L’État s’est retiré de la culture ", a dit Marco Aurélio Garcia, adjoint au maire à la Culture de Sao Paulo. Que se passe-t-il dans ces lieux où les artistes vivent et travaillent au milieu de quartiers très populaires ? Voici les exemples de Brazzaville et Rio, cités lors de la Rencontre de Marseille.

Brazzaville : Transgression et territoires esthétiques

Les artistes travaillent dans des fonds de cours, des maisons pillées, des salles de classes ou des usines désaffectées. Cependant, dans ces modestes espaces se créent de nouveaux territoires esthétiques.

Une enfilade de couloirs étroits truffés d’alcôves. Des silhouettes entrelacées dans la pénombre complice. Brusque rai de lumière. Une porte entrebâillée : un lit, deux chairs enchevêtrées. Une chambre de passe, puis une succession d’autres derrière lesquelles on devine le même désespoir des corps. Une musique assourdissante transperce les murs. Klaxon de taxis et de " cent-cents " déchirent l’atmosphère malgré l’heure tardive. Il doit être 23 heures. Je suis dans les coulisses de l’Osiris, une boîte de nuit de seconde zone dans un quartier populaire de Brazzaville. Le couloir qui m’emporte me jette dans un minuscule fond de cour à peine éclairé. Odeur de pisse, carcasses, ferraille, tôles rouillées, tablettes renversées, coulées de béton, monticules de sable et autres matériaux jonchent le sol. En face de moi, un bâtiment grisâtre flanqué de trois portes métalliques. La première, celle de gauche, s’ouvre sur une silhouette musclée à demi nue. Le maître m’accueille dans son antre. Ou plutôt son bunker. Aucune fenêtre. 10 m2 tout au plus. Atmosphère poisseuse malgré le ventilateur suspendu au plafond. Vêtements épars, piles de documents, esquisses et pinceaux, produits pharmaceutiques, bouteilles de bières vides, assiettes sales contenant des reliefs de repas et, partout, des toiles de toutes les tailles contre la minuscule table, sur le lit aux draps froissés, à même le sol.

C’est dans cet univers " bordélique " que vit et travaille Rémy Mongo Etsion, artiste plasticien dont les ouvres apportent un souffle véritablement neuf dans la création contemporaine congolaise, notamment dans le domaine de la sculpture. Il s’est exprimé sur sa démarche et sur les " nouveaux territoires de l’art " tel qu’il les perçoit dans le paysage caractéristique de Brazzaville.

" On a toujours besoin d’un espace qui convienne à l’éclosion d’une création. Cependant, en ce qui me concerne, le plus important n’est pas l’espace dans lequel je travaille. Je peins et je sculpte dans ma chambre. Je peux le faire ailleurs, dans la rue si je veux, je n’ai de compte à rendre à personne. Je suis davantage interpellé par le territoire que je crée à travers mes ouvres. Je considère qu’il y a toujours un espace neuf ou un territoire nouveau qui naissent chaque fois qu’il y a transgression. "

" Aujourd’hui, je travaille quasiment dans une boîte de nuit, un endroit majoritairement fréquenté par des putes. C’est un choix. Je ne travaillais pas là hier et rien ne m’empêche de changer demain. Je travaille ici parce que je tiens à restituer un certain état d’esprit. J’essaie de peindre la "souvivance" comme ces filles la pratiquent quotidiennement. J’essaie de trouver quelque chose de subtil auprès de ces personnes qui, apparemment, ne semblent avoir pour raison d’être que l’argent. "

" Le public, c’est une espèce de laboratoire dans lequel j’expérimente des choses. Ce qui m’inspire, c’est d’abord la quête du regard de l’autre. J’ai besoin de ce regard pour sentir ce que je suis moi-même. J’ai le sentiment que ce que je projette sur l’autre, c’est une partie de moi que je tente soit de faire accepter soit de refouler. L’autre me fait exister. "

" Je sais que j’apparais comme un iconoclaste, une espèce d’animal en cage qu’on observe avec perplexité. Les gens pensent que je fais de l’ésotérisme. Je considère que c’est un peu vrai dans la mesure où tout est ésotérique tant qu’on ne vous en a pas donné les clés. Et il faut un certain nombre de clés pour décrypter les codes que j’aligne. "

Ces quelques réflexions d’artiste traduisent au moins deux idées fortes. La première est que, à Brazzaville, " les nouveaux territoires de l’art " ne se conçoivent pas en termes d’espaces, de lieux ou d’équipements culturels. Les espaces de création, de production ou de diffusion culturelles n’ont pas changé depuis une vingtaine d’années. Les lieux institutionnels, pour la plupart hérités de la colonisation, sont dans un état de délabrement. Les artistes travaillent dans des fonds de cours, des maisons pillées, des salles de classes ou des usines désaffectées. Cependant, dans ces modestes espaces se créent de nouveaux territoires esthétiques. Des artistes tels que Rémy Mongo Etsion, dans le domaine de la sculpture, les Compagnies Yela-Wa dans celui de la musique ou Les Bruits de la Rue dans celui du théâtre explorent des horizons esthétiques inconnus, ouvrent de nouveaux territoires à l’appréhension du regard, du toucher, de l’écoute et du mouvement, déstructure les schémas classiques de pensée et revitalise l’architecture de l’imaginaire.

L’autre idée est que, en fin de compte, les territoires de l’art n’ont de frontières que celles que les hommes veulent bien leur donner. Or, c’est une des caractéristiques majeures de l’art contemporain que d’évoluer par contestation et transgression des conforts établis. Gageons que les territoires de l’art n’ont pas fini de se renouveler et de renouveler par la même occasion les rapports entre artistes, création, publics et institutions.

Mis à jour le lundi 25 février 2008