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le 8/12/2003

Télérama n°2808 - 5 novembre 2003

signes du temps- débat


Bernard Latarjet
Ingénieur agronome de formation, Bernard Latarjet, 62 ans, a dirigé la Cinémathèque et la Fondation de France avant de présider,






à partir de 1996, le parc et la Grande Halle de La Villette.

"Poser les questions qui fâchent pour aboutir à un nouveau pacte entre les artistes et la société"

Après un été de crise contre la réforme de l’assurance chômage des intermittents, le ministre de la Culture, Jean-Jacques
Aillagon, confie en septembre à Bernard Latarjet la mission d’organiser un débat national sur l’avenir du spectacle vivant.
Choix judicieux pour tenter de fédérer la profession et jeter les jalons d’une loi d’orientation. Ancien conseiller de Jack
Lang, ce haut fonctionnaire discret, au parcours atypique, est en effet unanimement reconnu. N’a-t-il pas montré depuis 1996,
avec la direction du parc et de la Grande Halle de la Villette, ses talents de défricheur et... de gestionnaire, en promouvant
avec succès des arts populaires (cirque, théâtre de rue, musiques actuelles, marionnettes, etc.) considérés jusque-là
comme mineurs ?

Télérama : Comment définissez-vous votre mission, jugée par beaucoup "< impossible >" ou " vouée à l’échec" ?
Bernard Latarjet : Mon rôle est d’animer un grand débat, dans l’esprit de celui actuellement mené par l’Éducation nationale
sur l’avenir de l’école. L’objectif en est double : dresser un état des lieux des questions qui fâchent, tracer les pistes
d’évolution possibles.

Télérama : Quelles sont donc ces questions qui fâchent ?
Bernard Latarjet : Elles sont nombreuses. Et artistes et professionnels de la culture tournent autour depuis des années sans
avoir le courage d’en tirer les conséquences... Au-delà des questions actuellement brûlantes sur l’emploi, l’exigence de
pouvoir faire ou non son métier- y a-t-il trop d’artistes, ou au contraire pas assez et pour quels débouchés ? - prenez celle
de la décentralisation. En matière de spectacle vivant, quel doit être le nouveau partage des pouvoirs entre Etat et
collectivités locales ? Qui décide et qui paye ? Faut-il maintenir une présence forte de l’Etat en renforçant la
déconcentration des crédits à ses représentants en région, les Drac [directions régionales des affaires culturelles] ?
Mais est-ce encore possible, à l’heure où l’Etat a moins de moyens, s’affaiblit face à des collectivités locales qui ont
pris la main en assurant les deux tiers des dépenses ? Un artiste me disait récemment qu’il accordait désormais plus de
crédit à la parole des élus locaux qu’à celle des Drac ! Si son opinion était partagée, quel bouleversement des
mentalités dans notre pays jacobin ! Comment en tenir compte ? Faut-il redéfinir le rôle de l’Etat ?

Télérama : Qu’en pensez-vous ?
Bernard Latarjet : Mon rôle est d’écouter, de synthétiser, de rendre compte. Pas d’apporter des solutions avant d’avoir
entendu le plus grand nombre de personnes concernées. Mais je le ferai le moment venu.

Télérama : Exemples d’autres questions qui fâchent ?
Bernard Latarjet : Les liens entre l’économie publique et l’économie privée de la culture. On met toujours en avant le
théâtre public. Fer de lance de la décentralisation, celui-ci occupe, il est vrai, pour des raisons historiques, une place
privilégiée depuis Jeanne Laurent et Jean Vilar jusqu’à nos jours. Mais ce théâtre public n’est il pas l’arbre qui cache
la forêt ? On oublie que l’essentiel du spectacle vivant relève désormais de l’économie privée. C’est le cas de l’immense
majorité des créations, des productions et de la diffusion des oeuvres musicales. Or ce sujet est difficile à aborder, car
dès qu’on parle d’économie privée se profilent l’idée honnie de marchandisation de la culture et le spectre redouté du
système libéral... C’est tout de même un peu plus compliqué ! La culture a besoin du marché, mais celui ci doit être
régulé. Sortons du manichéisme associant le privé au divertissement, à la dérive, au mal, et l’action publique au bien.

Télérama : On ne parlerait donc pas assez d’économie culturelle ?
Bernard Latarjet : L’économie de la culture jouera un rôle central dans nos débats. Même si c’est difficile. Car on est
pauvre en études, en statistiques. Comme si, dans ce domaine, à tout niveau, il était sale de parler d’argent. Or il ne faut
plus avoir peur d’en parler, c’est le meilleur moyen de maîtriser les choses.

Télérama : N’a-t-on pas souvent peur, aussi, d’évoquer la question de la fréquentation du public ?
Bernard Latarjet : En effet, on devient aussitôt suspect de préférer le remplissage des salles à la qualité artistique,
de céder à la dictature de l’audimat. Voilà encore un tabou à affronter ; comme tant de sujets que la profession n’ose pas
étaler sur la place publique... Peut-on ainsi continuer à encourager l’explosion artistique des années Lang quand l’Etat
n’arrive plus à financer correctement ce qui existe déjà ? On sait qu’un rééquilibrage est inéluctable. Mais comment ?
Faut-il, par exemple, donner plus d’argent à moins de compagnies ou moins d’argent à plus de compagnies ? Et au nom de quels
critères faire les choix. quand on sait que certaines de ces compagnies, moins pointues peut-être artistiquement, ont un vrai
rayonnement local, tissent des liens avec la population, maintiennent par leur action tout un réseau " socioculturel " unique au
monde. Et vital, autant pour le public que pour les artistes de demain, car elles forment un véritable vivier de talents... Mais
jusqu’à ce terme, , qui suscite des réactions passionnées ! Quels doivent être les liens entre l’art et
l’action sociale ? Les uns prétendent que l’on ne doit pas instrumentaliser les artistes à des fins sociales. Les autres, que
les artistes ont des comptes à rendre à la société et doivent nourrir leurs créations d’enjeux contemporains...

"Les objectifs de Malraux et de Lang ont été atteints. La France n’est plus un désert culturel. Il y a des problèmes
financiers ; mais c’est aussi la rançon du succès"

Télérama : N’avez-vous pas l’impression d’être en train d’ouvrir une dangereuse boîte de Pandore ?
Bernard Latarjet : Mais c’est ce qu’on m’a demandé ! Etje n’ai pas l’intention de la refermer avant d’avoir sorti tout ce qu’elle
contient. Je n’ai rien à y perdre. Et de toute façon, aujourd’hui, on n’a plus vraiment le choix. La crise des intermittents a
servi de révélateur et prouvé que ces questions devenaient explosives...

Télérama : Pourquoi personne n’a-t-il jamais vraiment tenté de les résoudre ?
Bernard Latarjet : La culture est aujourd’hui confrontée à l’affaiblissement de toutes les structures traditionnelles
d’intégration sociale et républicaine : la famille, l’école, l’Eglise, la vie politique et syndicale, les mouvements de
jeunesse... Progressivement on lui a demandé de ne plus se contenter d’une logique de création ; la dimension,, culturelle,> des
problèmes de société a pris une place grandissante. Peut-être trop. Les institutions créées de Malraux à Lang
n’étaient pas prévues pour cela. Elles sont en décalage... Et puis nos conceptions mêmes de la "" démocratisation
culturelle" ont évolué. Malraux pensait qu’il suffisait de montrer les oeuvres pour convertir le public à l’art. On en a
mesuré les limites... Et ne doit-on pas aussi se demander si le spectacle vivant dans ses formes actuelles favorise cette
démocratisation-là ? Faut-il explorer d’autres voies ?

Télérama : Lesquelles ?
Bernard Latarjet : Je ne veux m’interdire aucune piste de réflexion. Prenez celle-ci comme une provocation
lors des fêtes de Noël, je suis allé à Istanbul pour 200 euros. L’avion était rempli de gens de condition très modeste.
N’est-ce pas aussi une forme de démocratisation culturelle ? Et ce ENGINE d’ouverture au monde ne peut-il pas se développer plus
facilement et concerner un plus grand nombre de personnes que la multiplication des théâtres, des musées ou des salles de
concerts ?

Télérama : La crise du milieu culturel ne s’expliquerait ainsi que par un " décalage" avec la réalité sociale du pays ?
Bernard Latarjet : Non. II y a, bien entendu, de réels problèmes financiers. Durant les années Lang, l’Etat et les
collectivités locales ont accompagné financièrement un formidable développement des activités artistiques. Aujourd’hui,
les budgets stagnent ou diminuent alors que les dépenses administratives incompressibles continuent d’augmenter au détriment de
la création. L’institution s’asphyxie. C’est aussi la rançon du succès. Avec la multiplication des lieux de représentation
et de diffusion des oeuvres, les objectifs de Malraux et de Lang ont été atteints. La France n’est plus un désert culturel.
La création y a été soutenue sous toutes ses formes. Mais désormais, on doit assumer une réussite d’autant plus lourde
qu’elle est grande.

Télérama : Un formidable succès qui se retourne en crise ? N’est-ce pas un paradoxe ?
Bernard Latarjet : On n’a jamais voulu regarder la réalité en face. Raisonner en termes de chiffres. Quantifier. C’est
difficile d’aborder l’art avec des chiffres. Avant même la crise des intermittents, beaucoup d’entre eux préconisaient une
réforme ! Car, année après année, leur nombre ne cessait d’augmenter et pas forcément le travail à se partager... La
concurrence devenait donc sévère, provoquant la baisse progressive des rémunérations.

Télérama : Que pensez-vous de l’accord du 26 juin ?
Bernard Latarjet : Je ne suis pas mandaté pour donner mon avis, mais la question de l’emploi sera évidemment centrale dans ce
débat national. Tous les accords de l’Unedic vont être renégociés en 2005. On doit donc réfléchir à l’avenir de ce
régime spécifique d’indemnisation chômage, pour moi essentiel et nécessaire dans le domaine du spectacle vivant. II faut
d’abord redéfinir sans hypocrisie, sans lâcheté, son champ d’intervention
- qui est réellement intermittent du spectacle ? et l’adapter à la réelle diversité des métiers
- dans l’audiovisuel comme dans le spectacle vivant.
Mais, sur ces points, les partenaires sociaux sont loin d’être d’accord. A telle enseigne qu’ils n’ont même pas osé aborder
le sujet lors des dernières négociations.

"L’inquiétude règne sur ces questions qui remettent en cause des décennies de politique culturelle. Un seul mot, mal compris,
peut déclencher un cataclysme.’’

Télérama : Pour vous, qui est responsable de la crise de l’intermittence ?
Bernard Latarjet : Les responsabilités sont partagées par les pouvoirs publics, les partenaires sociaux et les professionnels
de la culture. Je ne vais pas distribuer les bons et les mauvais points. D’autant que le problème se pose depuis le début des
années 90. Les politiques ont laissé filer, tout comme le patronat et les syndicats. Dans le milieu de la culture, chacun y
trouvait son compte. Ce régime finançait une part importante des charges de production, comme certaines répétitions de
spectacle... II y avait donc un intérêt collectif à le maintenir tant que le déficit n’était pas considéré par
l’Unedic comme insupportable. II aura financé une bonne part de notre politique culturelle.

Télérama : Comment allez-vous procéder dans votre mission ?
Bernard Latarjet : J’ai constitué autour de moi une équipe d’une quinzaine d’auditeurs-rapporteurs, tous des professionnels(1)
chargés d’interroger, d’écouter le plus grand nombre possible d’interlocuteurs français - mais aussi européens - dans le
monde des arts, de la culture, de la politique culturelle.

Télérama : Certains refusent-ils de vous rencontrer ?
Bernard Latarjet : La CGT, certaines coordinations d’intermittents et le Syndeac [NDLR : principal syndicat des employeurs du
spectacle vivant] demandent en préalable à toute discussion la réforme de l’accord du 26 juin... Et pour l’heure il n’est pas
question de le tou cher. Mais j’ai déjà consulté une trentaine de syndicats, d’associations d’élus, d’organisations
professionnelles dans toutes les disciplines... J’assiste aussi à des réunions de la coordination des intermittents
d’lle-le-France Je suis donc désormais en mesure de proposer un protocole de travail qui devra déboucher d’ici à fin avril
sur un livre blanc. Au gouvernement d’engager alors des réformes, s’il le souhaite.

Télérama : II n’y aura donc pas d’Assises nationales ?
Bernard Latarjet : Pas forcément. On verra s’il y a lieu ou pas d’organiser un rassemblement de clôture. Je veux éviter les
grand-messes.

Télérama : Quels sont vos moyens ?
Bernard Latarjet : Aucun ! Pour l’heure, tout comme moi, les auditeurs-rapporteurs sont bénévoles et remplissent leur mission
en plus de leur travail.

Télérama : Mais c’est de l’apostolat !
Bernard Latarjet : Un peu en effet. Je n’ai pas demandé de budget, sinon trois sous pour défrayer les déplacements et un
bureau au Grand Palais.

Télérama : Pourquoi avoir accepté cette mission ?
Bernard Latarjet : II y a des missions qu’on ne peut refuser. Surtout quand on a été élevé professionnellement, comme moi,
par de hauts représentants du bien public, tels François Bloch-Lainé ou Paul Delouvrier. Ils m’ont enseigné la primauté
de l’intérêt général. C’est de cela aussi qu’il est question ici. En plus, j’ai obtenu des garanties d’indépendance sur
le choix des collaborateurs, des interlocuteurs et la conduite des débats. Qui ne doivent pas simplement aboutir à un cahier de
doléances financier et budgétaire... Pour moi, ces débats sont déjà une fin en soi. Je crois aux vertus pédagogiques de
la discussion.

Télérama : Que veut le ministère ?
Bernard Latarjet : Y voir plus clair. Que les gens se parlent, s’écoutent. Et peut-être aboutir à une loi d’orien-tation sur
le spectacle vivant, sur un nouveau pacte entre les artistes et la société, comme l’a proposé cet été le Premier
ministre.

Télérama : Comment sentez-vous le pouls de la profession ?
Bernard Latarjet : Une grande inquiétude plane sur toutes ces questions qui remettent en cause des décen-nies de politique
culturelle. Du coup le moindre mot, mal compris, peut déclencher un cataclysme... Mais je crois la profession désireuse
d’engager un vrai travail de réflexion. Et pour moi il ne s’agit pas de tout chambouler. Pas d’une révolution mais
d’adaptations. Je ne vois pas de raisons de brutaliser un système unique au monde, d’une grande richesse par sa diversité, au
risque parfois de paraître foutraque... Mais, personnellement j’ai toujours préféré les jardins anglais aux jardins à la
française...

Propos recueillis par Luc Desbenoit et Fabienne Pascaud

(1) II s’agit d’Alain Garlan, Michel Sala, Béatrice Macé, Bruno Ory-Lavallée, Jacky Ohayon, Abraham Bengio, Laurent Bayle,
Jacques Blanc, Dominique Goudal, Pascale Henrot, Fabien Jannelle, Bruno Boutleux, Jean-Marie Songy, Françoise Benhamou, Robert
Lacombe.



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