POUR UNE AUTRE RELATION À L'ART ET AUX POPULATIONS: DES PRINCIPES POLITIQUES POUR UNE NOUVELLE ÉPOQUE DE L'ACTION ARTISTIQUE ET CULTURELLE - JUIN 2006
Ce texte collectif a été écrit en juin 2006 lors d’une réunion au 3BisF à Aix-en-Provence. Il affirme la nécessité de tendre vers une véritable démocratie culturelle, qui remette radicalement en cause les dogmes sur lesquels, depuis plus de quarante ans, s’appuie l’action culturelle dans notre pays. Cinq pistes sont ici proposées pour commencer ce vaste chantier.
En février 2002 avaient lieu à Marseille les premières rencontres internationales sur les Nouveaux Territoires de l’Art. Considérées par certains comme une rupture avec les pratiques antérieures, on peut aujourd’hui les analyser, soit comme un point d’arrêt, soit comme un point de départ. Point d’arrêt car l’espoir suscité par les témoignages de ceux qui, depuis des années, en France et dans de nombreux pays, inventaient de nouvelles façons de construire des relations entre des artistes et des populations, s’est rapidement éteint trois mois plus tard, lors des élections présidentielles françaises. Et dans le même temps, s’est évanouie la possibilité d’un dialogue serein et constructif avec les pouvoirs publics, notamment avec l’Etat. Celui-ci, reniant tout le travail qu’avaient mené le Secrétaire d’Etat au Patrimoine et à la Décentralisation Culturelle — Michel Duffour — et son équipe, s’est empressé d’ignorer la dynamique naissante et, malgré quelques frémissements qui n’ont pas longtemps fait illusion, le Ministère de la Culture s’est replié sur son pré carré.
Mais Marseille fut peut-être, au contraire, un point de départ. Moins celui de nouveaux projets, qui n’ont jamais attendu les pouvoirs publics pour se créer, exister et agir, que celui d’une prise de conscience : celle que nous étions nombreux, plus nombreux que nous le pensions, celle aussi que le travail d’action culturelle citoyenne et participative que nous pratiquions était une véritable voie de développement pour atteindre d’autres objectifs, plus justes, plus équitables que ceux que se donne l’institution, à bien des égards sclérosée et épuisée.
Aujourd’hui, ce qu’on reconnaît désormais sous l’appellation générique de Nouveaux Territoires de l’Art a quasiment disparu des préoccupations publiques. Nous retrouvons bien, ici ou là , certains termes, certains concepts, et même certains types d’actions que nous avons expérimentées et mises en œuvre. Nous nous en réjouissons, cela signifie que ces idées ont fait leur chemin, qu’elles ont progressé et se sont diffusées. Il serait néanmoins nécessaire d’examiner en détail le contenu de ces actions, et de réfléchir à la répartition des moyens qui leur sont accordés. Pour que ce travail soit valide, pour qu’il prenne tout son sens, qui est indissociablement artistique, social et politique, il doit s’appuyer sur des valeurs solidement ancrées.
Le plus important cependant, c’est que ce mouvement, parfois informel, souvent désordonné, mais bien réel, s’est poursuivi. Certes, des lieux ferment. Certes, des projets disparaissent ou se trouvent dans une précarité croissante. Et si la prise de conscience s’est opérée chez certaines collectivités territoriales, appuyée en cela par la mission Nouveaux Territoires de l’Art de l’Institut des Villes, elle n’a pu pallier l’aveu d’impuissance de l’Etat. Pourtant, de nouvelles initiatives naissent en tous lieux, dans les villes, les quartiers, en milieu rural ou urbain, dans un foisonnement qui démontre la vitalité des artistes, la pertinence de leur travail, et qui prouve aussi la nécessité qu’avec les populations, et sur leurs territoires, s’élabore collectivement cette nouvelle époque de l’action artistique et culturelle.
En février 2003, un an après les Rencontres marseillaises, l’association Autre(s)pARTs prenait la parole dans un texte intitulé « Des Acteurs culturels parlent aux décideurs de la culture – Dix propositions pour une autre relation à l’art et aux populations  ». Ces dix propositions émanaient de dix constats sur l’activité artistique dans notre pays, tant d’un point de vue esthétique que culturel, politique, social, économique, etc. et abordaient la question des institutions comme celle de la décentralisation, de l’administration, de l’organisation, des relations internationales. Aujourd’hui, alors que ce texte est toujours d’actualité, et peut-être même plus que jamais, il nous apparaît nécessaire de réaffirmer quelques valeurs qui nous semblent fondamentales.
Les pratiques artistiques et culturelles subissent sans cesse et de plus en plus fréquemment les souffrances de notre démocratie : les actes de censure qui atteignaient des structures ou personnes plus ou moins isolées frappent maintenant des responsables au sein même d’établissements nationaux, tandis que les difficultés économiques et la mécanique des auto-censures assurent une part importante de cette évolution mortifère. Le véritable souffle d’espérance que représentaient ainsi les Nouveaux Territoires de l’Art s’en trouve sérieusement contenu.
Face à ce qui nous englobe, et qui nous est imposé, face aux modèles dominants, l’art ouvre pourtant la possibilité de l’autre, l’autre interprétation, l’autre communauté, l’autre regard. Comme vision sensible du monde, il se pose comme élément fondamental constitutif de la personne, en tant qu’être humain autonome, social et responsable. Comme construction d’un vécu collectif, d’une expérience commune et partagée, il est l’un des fondements de la démocratie, seule possibilité acceptable, aujourd’hui, du vivre ensemble. Il se pourrait même que, comme dans de nombreuses situations historiques du passé, l’Art soit un recours pour une société devenue de plus en plus difficile, où, au-delà des apparences, notre démocratie accepterait ses propres renoncements.
Et c’est cette nouvelle réalité qu’il nous faut considérer et dans laquelle nos vigilances et nos engagements doivent se retrouver, face aux dégradations quotidiennes d’une démocratie de plus en plus malmenée et beaucoup plus fragile qu’il n’y paraît.
Comment alors accepter la dégradation des politiques publiques, de toutes les politiques publiques, mais particulièrement de celles de l’art et de la culture ? Comment alors accepter la précarisation des artistes et plus largement de très nombreux intervenants des champs artistique et culturel, comment accepter la standardisation des œuvres au goà »t du plus grand nombre, comment accepter que les déclarations sur la diversité culturelle ne soient que rarement suivies d’actes ? Comment accepter enfin l’oubli complet de certaines des initiatives artistiques les plus novatrices, les plus originales, tout en restant les plus populaires.
Dans ces temps de confusion sur les valeurs qui fondent notre société, Autre(s)pARTs affirme solennellement la nécessité de tendre vers une véritable démocratie culturelle, qui remette radicalement en cause les dogmes sur lesquels, depuis plus de quarante ans, s’appuie l’action culturelle dans notre pays. Une démocratie culturelle qui, dans le sillage des idéaux et des pratiques de l’éducation populaire, implique des interactions renouvelées entre mondes artistiques et autres champs sociaux, qui rende actives les populations dans la construction d’un authentique développement culturel, qui mêle dans les mêmes lieux, sur de mêmes projets, amateurs et professionnels. Il est d’une nécessité absolue de repenser les objectifs et les moyens des diverses politiques publiques dans ce domaine, de considérer avec la plus grande attention les expériences artistiques citoyennes qui se développent et prouvent qu’une approche populaire de l’art n’est pas une utopie passéiste, mais bien une réalité en marche.
Plus largement, nous militons pour un certain nombre de principes politiques, en concordance avec la spécificité de nos pratiques artistiques et culturelles, et qui concernent notre société tout entière.
1 – Nous revendiquons la primauté du principe d’émulation coopérative comme fondement de la valeur, tant symbolique qu’économique, des activités humaines. La primauté actuelle du principe de compétitivité concurrentielle conduit, selon nous, à un appauvrissement humain global. Un autre mode de développement et de la production de la richesse, plus hétérogène et extensif, est possible et doit être collectivement construit.
2 – Nous revendiquons la primauté des droits culturels au sein des droits de l’homme, comme droit d’accès de chacun aux ressources nécessaires à son développement personnel et social. Le principe de participation active de chacun à la vie sociale et culturelle est premier. Celui de co-construction des pratiques artistiques et des politiques culturelles avec tous les acteurs sociaux concernés s’en trouve induit.
3 – Nous revendiquons donc aussi la primauté de l’initiative civile et citoyenne ayant d’autres fins que lucratives dans le développement de notre société. Il en découle la nécessité de favoriser le développement d’expériences et d’entreprises relevant d’un « tiers-secteur  », d’une économie solidaire hybridant les ressources de l’économie de réciprocité (échanges non monétaires, comme dans le volontariat et le bénévolat), de l’économie administrée redistributive, et de l’économie marchande.
4 – Nous revendiquons également la nécessité de construire et mettre en œuvre un nouveau droit à la continuité des droits sociaux, référé à la personne elle-même et non à son statut de travail ou d’emploi comme aujourd’hui. La nécessité d’une réelle « sécurité sociale professionnelle  » est particulièrement sensible dans les milieux artistiques, mais touche fondamentalement l’ensemble de notre société capitaliste hantée par l’innovation et la flexibilité. Elle devra être rendue viable par une redistribution d’une part accrue de la richesse collectivement produite au profit du plus grand nombre.
5 – Nous revendiquons enfin la créativité artistique partagée comme ressource individuelle et collective première pour construire un monde de diversité culturelle, où l’identité dynamique de chacun se comprend aussi comme une ouverture constante à l’autre et au non prévu. Nos pratiques, nos projets se veulent en tout cas au cœur d’un processus historique d’émancipation de l’être humain, dans lequel la dimension sensible et créative de l’activité artistique est partie intégrante du mode d’organisation et de développement politique pour lequel nous militons.
Ainsi, dans la perspective des prochaines échéances électorales, nous engageons dès maintenant le débat avec tous ceux qui sont conscients de l’importance, pour les individus comme pour la collectivité, de construire de nouvelles relations, riches, fortes, durables, entre art et populations. Les acteurs sont présents, les idées foisonnent, il ne manque qu’une volonté politique et citoyenne affirmée. Avec qui la porterons-nous ?
Autre(s)pARTs
Aix-en-Provence, juin 2006
L’association Autre(s)pARTs, constituée en septembre 2000, a pour objet de favoriser la mise en œuvre d’un centre commun de réflexion, de recherche et d’action pour la valorisation des projets et des lieux qui organisent leurs pratiques et expérimentations autour de nouvelles et autres relations entre arts, territoires et populations. Depuis novembre 2007, Autre(s)pARTs a fusionné avec le centre de ressource ARTfactories. L’association s’appelle aujourd’hui ARTfactories/Autre(s)pARTs (Af/Ap).