LA CULTURE, CE N'EST PAS QUE DE L'ART


TRIBUNE Dans le rejet actuel du politique, lisible dans le vote extrémiste ou l’abstention, il y a, parmi les classes
« populaires », un sentiment de domination et d’impuissance qui concerne aussi les politiques culturelles.


La culture, ce n'est pas que de l'art

Ceux que l’on appelle les « professionnels de la culture » ont l’impression de représenter l’intérêt culturel des populations, ce qui n’est pas
tout à fait le cas. Par ailleurs, les pratiques soutenues par les politiques culturelles sont principalement celles portées par
ceux capables de se faire entendre, le plus souvent les classes moyennes supérieures. Elles ont bien sà »r raison de le faire,
comme il faut affirmer ici l’intérêt d’un soutien à l’art et reconnaître la qualité du travail des professionnels de la culture.
Cependant, bien souvent, sous couvert « d’universalisme », ces acteurs définissent eux-mêmes une « bonne culture » qui est
en fait la leur. Se battant contre un élitisme culturel, ils en reconstruisent un autre sans toujours en avoir conscience. Ce qui
frappe également est leur faculté à ne pas reconnaître digne d’intérêt véritable des pratiques culturelles majoritaires
ancrées dans les populations : fanfares, clubbing, musiques amplifiées, cirque, théâtre mais dans leurs versions populaires,
chant, slam, jeux vidéos, cosplay, comics, mangas, bref, les cultures banales mais essentielles de millions de personnes.

Lorsque l’on observe le décalage entre ces pratiques culturelles variées et l’offre publique une question est rarement posée :
la culture pour quoi faire ? Le politique répond aujourd’hui de deux manières. Depuis 1959, prédomine la logique de
démocratisation culturelle avec le « supplément d’âme » [1] comme leitmotiv. La culture renvoie ici à des valeurs sacrées, à 
l’intemporel, à l’universel. Cette logique, portée par le ministère de la Culture, valorise tantôt les oeuvres majeures de
l’histoire de l’art, tantôt des formes contemporaines reconnues par les professionnels, formes qui, à terme, ont vocation à intégrer l’histoire de l’art. Au tournant des années 80, Jack Lang a dédoublé cette politique par la notion de démocratie culturelle, pour tenter un rapprochement avec les pratiques de terrain. Trente-trois ans plus tard, cette politique censée reconnaître la diversité des formes culturelles se présente plutôt comme leur appropriation par les professionnels et leurs publics et l’entrée de ces pratiques dans les mondes de l’art. Un processus « d’artistisation » comme en témoigne l’usage récurrent du terme « art » à leur endroit : arts du cirque, arts de la rue, 9e art pour la BD, la danse hip-hop étant passée à la
danse contemporaine, le graph à l’art urbain.

Si ce renforcement artistique de pratiques « indigènes » me ravit et ravit les classes dominantes, les sens initiaux des pratiques populaires n’ont pas disparu mais les politiques publiques l’ignorent avec force. Sauf pour les « élus » de la « professionnalisation », ce processus est vécu par les publics de ces formes culturelles comme une dépossession. Pour être financés, les projets culturels doivent respecter une qualité artistique parfois en contradiction profonde avec leur sens initial, forme de nouvel académisme, selon une qualité esthétique toujours liée à la logique du supplément d’âme, lui-même
indexé sur l’histoire de l’art.

D’un autre côté, le politique répond à la question de l’utilité de la culture d’une manière plus instrumentale, selon une triple
injonction soulignée par Philippe Chaudoir : développer les territoires, communiquer pour se positionner par rapport à 
d’autres territoires, construire de la « cohésion sociale ». Ces orientations, soutenues par les collectivités territoriales, sont
simultanées aux processus de décentralisation et d’affaiblissement de l’Etat depuis les années 80. Ces politiques ont
conduit au soutien de formes artistiques moins « établies ». Néanmoins, portées par des professionnels qui y ont trouvé une
manne financière, les formes diffusées, à de rares exceptions, relèvent de la même logique « d’imposition extérieure » aux
habitants.

Depuis plus de vingt ans, mes recherches sur les pratiques culturelles montrent cependant que, pour des millions de
personnes, la culture est quelque chose à la fois de plus essentiel et de plus simple. D’une part, la culture ne se réduit pas à 
l’art. D’autre part, elle existe en dehors de toute institution. Enfin, il n’existe pas de groupe social qui ne développe ses
propres pratiques. La culture emprunte des sens et des chemins plus prosaà¯ques. Ils se construisent dans la proximité et la
quotidienneté, par rapport aux parcours des individus : mon groupe social ou générationnel, ma région, ma ville, un
problème qui me préoccupe. Un morceau de musique, un film, un spectacle jouissent d’un statut particulier pour leurs
publics, rarement le même : esthétique toujours, mais également, alternativement ou simultanément, festif, ludique,
économique, politique, éducatif, religieux, urbain, etc. Une dimension esthétique qui transforme un moment selon des sens
plus ou moins nobles ou frivoles.

Nous sommes loin de la culture prescrite par l’offre publique (principalement l’art), voire imposée (à l’école notamment) et finalement subie. Alors que Malraux affirmait que « si la culture existe, ce n’est pas du tout pour que les gens s’amusent », il
semble bien que parmi nos contemporains son sens ludique soit très répandu. Il ne s’agit pas de dire ici que tout se vaut en
matière culturelle. Il s’agit au contraire d’affirmer que rien ne peut se valoir à partir du moment où est reconnue la diversité
des sens des pratiques culturelles. Et d’affirmer que le modèle artistique des professionnels de la culture impose un usage
social dominant de la culture mais qu’il en existe une infinité d’autres, chaque jour réinventés par chaque groupe social. S’il
convient de continuer à soutenir les formes de la grandeur artistique de demain, reconnaître et laisser vivre les cultures du
quotidien de la majorité des populations est une urgence démocratique.

Fabrice RAFFIN Maître de conférences, université de Picardie-Jules-Verne

Tribune parue dans Libération, le 13 aoà »t 2014

[1« Les deux sources de la morale et de la religion », Henri Bergson, Flammarion, 2012.

Mis à jour le vendredi 22 avril 2016