COLLOQUE FRICH'N' CHIPS
CATHERINE BERNIÉ-BOISSARD, 1998


La multiplication des friches culturelles montrent que les institutions sont en crise
Rakan.Nîmes. Mai 1998
Par Catherine Bernié-Boissard
Maître de conférence-Université Paul Valéry. Montpellier


Nous sommes dans une période de floraison de nouveaux lieux culturels dans la ville. On n’a jamais autant vu d’artistes dans la ville, autant de créateurs, autant de créativité. Nous sommes dans une phase de multiplication des activités culturelles et des acteurs culturels. Cette floraison est liée à une phase de croissance urbaine. Comme toujours dans l’Histoire, il y a un lien très étroit entre croissance urbaine et activités culturelles. Aujourd’hui, il n’y a peut-être plus de différence entre l’urbain et le rural, entre la culture urbaine et la culture rurale, puisque nous sommes dans une situation où plus de 80 % de la population vit dans les villes et où le monde rural devient de plus en plus urbain. Donc, cette opposition ne se pose plus du tout de la même manière. Les friches et un certain nombre d’expériences associatives de ce type montrent, pour la plupart, qu’il y a, à la fois recherche d’alternatives, recherche de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire, de créer, de diffuser, de partager la culture. Donc innovation et contestation, mais aussi recherche de nouvelles formes de négociation, de régulation urbaine. Le mouvement des friches, tout comme le mouvement d’occupation de locaux et des squats en dehors des activités culturelles qui sont pour l’essentiel des mouvements urbains, montrent cette dualité : innovation-contestation et recherche de nouvelles relations urbaines, de nouvelles relations au pouvoir. Volonté de transformation aussi, car les friches, pour la plupart, investissent d’anciens lieux de travail, que ce soient des lieux industriels ou des anciens lieux commerciaux. Des lieux qui étaient investis par le travail et où le travail a disparu. Quelqu’un a dit que la ville est une friche aujourd’hui, et c’est vrai d’une certaine manière. La ville est une friche dans le sens où, en Europe, la ville est désindustrialisée.

Les artistes viennent et proposent de nouvelles valeurs, une nouvelle économie, de nouvelles relations sociales. Ces valeurs sont explicites, elles sont affirmées chaque fois. Ces valeurs sont la démocratie, la transparence. Même au prix de difficultés extrêmement importantes dans la vie quotidienne, puisque cela implique souvent la précarité, la difficulté de vivre, d’affirmer son existence. D’autre part, les artistes investissent aujourd’hui des lieux qui n’étaient pas des lieux culturels : il y a donc éclatement des lieux dans la ville. En même temps, il y a une recherche de la part des institutions établies de sortir aussi des murs. Par exemple à Nîmes, le Conservatoire initie des activités intitulées "Hors les murs". Il y a une crise des institutions et le développement des friches, tout le mouvement alternatif, montre que ces institutions sont en crise.

Tout le mouvement de décentralisation d’après-guerre, tout ce qui s’est fait autour de la culture, les MJC, etc, et bien tout cela aujourd’hui est en crise. D’autre part, cette multiplicité, cette floraison témoigne aussi de l’échec des politiques publiques. De manière plus générale, elle témoigne de ce qui c’est passé au cours des années 80 : ce mouvement, partout en Europe, de conscience urbaine, de désindustrialisation, et en France, de décentralisation. Les villes, à ce moment là , ont utilisé la culture comme faire-valoir, comme une sorte de plus-value. Et elles ont surtout insisté sur les équipements et sur ce qui pouvait valoriser leur image, marchandiser l’image de la ville. Cela a eu des conséquences sur la culture, sur toute une partie du public qui a été écarté. Parce que la culture marchandisée concerne une élite culturelle. On peut construire des équipements qui vont rester vides et des musées qui vont devenir des sanctuaires parce qu’ils ne seront pas investis par la population.
En France, l’Etat s’est désengagé d’un certain nombre de secteurs. En particulier de tout le secteur de l’animation, de l’éducation populaire qui a su donner une socialisation à la jeunesse, et surtout qui permettait aux jeunes des couches populaires de s’exprimer, d’avoir des lieux d’expression, des lieux de médiation.Tous ces jeunes ont été finalement exclus. Les équipements, les associations qui recevaient les crédits se sont retournés soit vers le culturel "haut de gamme", soit vers l’animation sociale réservée à la partie la plus défavorisée de la population. Entre les deux, toute une partie de la jeunesse des couches moyennes s’est trouvée en " déserrance ". Ces couches qui, au milieu des années 80, ont commencé à réagir, à investir d’une autre manière des lieux et qui ont créer ces alternatives.

Je pense qu’il y a là beaucoup d’éléments positifs : une grande vitalité, une capacité d’engagement, à transformer les relations, une capacité à proposer de nouvelles valeurs aux politiques publiques qui ont échoué, qui n’ont pas atteint leur but. Je crois que le débouché naturel de ces mouvements, au bout d’un moment, sera l’intégration - ce n’est pas péjoratif - au gouvernement local. C’est-à -dire devenir un des partenaires, même dans le conflit, au même titre que d’autres partenaires, dans la culture, l’économie et d’autres secteurs. Apporter précisément au sein du gouvernement local, ces valeurs, ces pratiques dont ils sont porteurs.

Mis à jour le mardi 6 octobre 2009